Oumar SYLLA
doctorant au LAJP - contact :
oumarsylla@uva.org

Les structures coutumières dans la gestion foncière dans le Nord de la Côte d'Ivoire

Rapport de stage dans le cadre du projet de recherche " Loi et Coutume " (APREFA – LAJP – CIRAD)

 

INTRODUCTION

I - LA GESTION COUTUMIERE DES TERRES, UN SYSTEME POLYCEPHALE
I-1 - LA COHABITATION DES POUVOIRS DE GESTION A L’ECHELLE VILLAGEOISE
I-2 - LE SECOND NIVEAU DE GESTION DE LA TERRE, " LE CANTON "
I-3 - LES CONDITIONS D’ACCES AUX FONCTIONS DE GESTIONNAIRE DE TERRE
I-4 - LES REGLES DE GESTION
I-5 - LES INCERTITUDES DE LA GESTION COUTUMIERE FONCIERE

II - L’INTERVENTION SUBSIDIAIRE DE L’ADMINISTRATION DANS LA GESTION FONCIERE
II-1 - L’AMBIVALENCE DE LA DEMARCHE DE L’ADMINISTRATION TERRITORIALE DANS SON INTERVENTION
II-2 - LA COLLABORATION ENTRE L’ADMINISTRATION ET LES AUTORITES FONCIERES COUTUMIERES

CONCLUSION

 
PRESENTATION DE LA ZONE D’ETUDE

L’étude de la gestion foncière coutumière dans le nord de la Côte d’Ivoire s’est déroulée dans deux sous préfectures du Département de Korhogo, chef lieu de région, parmi les quatre que compte la Région des Savanes (Korhogo, Boundiali, Ferkessedougou, Boundiali, Tangrela). Il s’agit des sous préfectures de Korhogo et de Tioroniaradougou, situées toutes dans la zone dense, c'est-à-dire une des zones du département où le peuplement humain est plus important.

La sous préfecture de Korhogo couvre une superficie de 1346 km2 avec une population estimée à 553 753 habitants dont 187000 se situent dans la commune.

Elle est arrosée par plusieurs cours d’eaux dont le Bandaman. Des plaines ponctuées par des collines constituent le relief de la sous préfecture.

La sous préfecture de Tioroniaradougou qui fait partie des plus récentes, a été créée par décret n°75-772 du 29 octobre 1975 portant remaniement du département de Korhogo. Elle a été ouverte le 21 janvier 1977. Elle abrite en son sein une commune créée en 1975, composée de 22 villages parmi les 52 que compte la sous préfecture.

D’après les recensements de 1998, la circonscription compte une population de 16 605 hbts dont 9018 vivant sur le territoire de la sous préfecture et 6587 dans le périmètre communal.

La sous préfecture est arrosée par le fleuve Solomougou et son affluent dénommé Louo ainsi que des rivières intermittentes. L’importance du débit du fleuve Solomougou a permis la réalisation de deux barrages à Nambékaha et à Sologo.

Le climat dans la région du nord est de type soudanien avec deux saisons distinctes : hivernage de mi avril à mi octobre, la saison sèche marquée par l’harmattan, de novembre à mars.

La pluviométrie est caractérisée par une certaine irrégularité. Sur deux années consécutives, la pluviométrie peut varier de manière notable, soit en abondance soit en rareté : source de difficultés dans l’élaboration et le suivi du calendrier agricole.

L’activité économique est surtout basée sur l’agriculture. Les cultures de subsistance (riz, maïs, arachide, manioc….) ont longtemps été les cultures dominantes. Depuis quelques, années les cultures de rente tels que le coton et l’anacardier ont pris une place importante dans les activités agricoles.

Du point de vue des infrastructures, les villages visités présentent quelques indices de modernité. La majorité des villages sont alimentés en eau potable avec le système de pompage, et en électricité (éclairage public et privé). Les premiers soins de santé sont assurés par des centres de santé, l’hôpital régional se trouvant à Korhogo ville.

Le peuplement est caractérisé par une majorité Sénoufos (61% de la population) qui cohabitent avec les Dioulas, deuxième ethnie du département.

Dans l’ethnie sénoufo ou Sénambélé, il y a plusieurs sous groupes avec des pratiques et croyances sensiblement différentes : Nafara, Thiembera, Palagua, Niaraforo, Fodonon. A partir de là, on pourra comprendre les variantes dans la coutume sénoufo.

L’organisation sociale des Sénoufo, peuple dominant de la région, est basée sur la famille élargie qui comprend les conjoints, les enfants, les grands parents, les oncles et tantes, les neveux et nièces. Cette famille vit en général dans le même quartier divisé en plusieurs cours.

Les religions sont les suivantes : l’animisme, le christianisme et l’islam.

OBJET DE L’ETUDE

Dans le cadre de sa politique générale agricole, l’Etat ivoirien a entrepris une réforme foncière a travers la loi n°98-750 du 23 décembre 1998 dont l’objectif est d’articuler la gestion foncière à la nouvelle politique de décentralisation. La nouveauté de cette loi est la reconnaissance à titre transitoire des coutumes dans un pays où 82% des terres sont soumises à un régime de gestion coutumier. La reconnaissance revêt un caractère transitoire dans la mesure où ce droit foncier coutumier doit être modernisé et passer vers un régime de propriété privée par le biais de la procédure d’immatriculation.

Compte tenu de la teneur de la coutume dans la gestion foncière, il devient opportun de s’interroger sur les conditions d’application de la loi, partant l’avenir qui est réservé à la coutume locale relative à la gestion de la terre. Une telle entreprise doit nous permettre de jauger la place des autorités coutumières dans la gestion foncière dans cette partie nord de la côte d’ivoire, et éventuellement le rôle qu’elles pourront jouer dans l’application concrète de la nouvelle loi portant création d’un domaine rural.

Les enquêtes et investigations effectuées dans les sous préfectures de Korhogo et de Tioroniaradougou ont fait état d’une gestion foncière locale toujours marquée par des principes coutumiers. Ainsi, le droit coutumier de la terre est encore vivace dans cette partie de la Côte d’Ivoire. La loi est reléguée au second plan, et son application n’est requise que dans des situations exceptionnelles.

Ainsi la logique de l’analyse nous conduit d’abord à montrer comment la terre est coutumièrement gérée avant d’appréhender les rapports entre les autorités coutumières qui sont détentrices d’une certaine tradition, et les structures de l’Etat, détentrices de la légalité républicaine.

I - LA GESTION COUTUMIERE DES TERRES, UN SYSTEME POLYCEPHALE

Chez les Senoufos, l’espace foncier est géré par un chef que l’on nomme chef de terre ou " tarfolo ". Le tarfolo est, selon la traduction littérale, le propriétaire de la terre même si en réalité il ne joue qu’un rôle de simple gestionnaire.

L’originalité dans le nord de la Côte d’Ivoire est qu’il est possible d’avoir plus d’un chef de terre dans le même village, d’où une certaine coexistence de tarfolos. On note aussi, en plus de cette cohabitation, une superposition de ces chefs de terre à un niveau " cantonal ". Ce phénomène de coexistence et de superposition des chefs dans la gestion foncière contribue à un dédoublement des centres de décisions.

I-1 LA COHABITATION DES POUVOIRS DE GESTION A L’ECHELLE VILLAGEOISE

Le village est évidemment le premier niveau de gestion de la terre. A cette échelle, on a réussi à identifier deux formules principales de gestion.

La formule la plus simple est le cas où la terre est gérée par une seule personne appelée aussi " gestionnaire de terre " qui bénéficie d’une certaine exclusivité. Dans ce cas, le chef de terre a une plénitude de compétences et agit au nom de toute la communauté. Il devient incontournable et accomplit tous les actes de gestion. Dans la plupart des villages visités, c’est le chef de village ou " keguefolo " qui joue office de maître de terre en plus de ses prérogatives de chef de circonscription administrative. Il bénéficie ainsi une double légitimité : chef de terre et chef de village. Le cumul des deux est possible quand le chef de village est en même temps descendant matrilinéaire du chef de terre sortant. Il faut préciser que la fonction de chef de village ne coïncide pas forcément avec celle de chef de village. C’est deux fonctions sont différenciées dans certains villages. On peut être chef de village sans être chef de terre et vice versa.

En tant que descendant le plus âgé du premier occupant de la terre, le chef de terre en sa qualité de gestionnaire du patrimoine foncier collectif, dispose du droit exclusif d’attribuer en usufruit des parcelles de terre aux membres adultes de sa famille. Nul ne peut entreprendre d’exploiter un de ses lopins de terre sans son consentement préalable.

Hypothèse rare, mais le chef de terre peut ne pas résider dans le même village. C’est le cas en cas de déménagement du chef de terre pour une quelconque raison. Le fait de quitter le village n’affecte en rien l’autorité du chef de terre. Il exerce son autorité à distance et reçoit les demandes de terre à partir de son nouveau village d’accueil.

Le chef principal peut reconnaître quelques pouvoirs de gestion à certains chefs de famille, descendants de la lignée. C’est le cas quand le village est composé de plusieurs grandes familles. C’est une forme de délégation de pouvoirs qui permettent à ces délégataires de gérer d’une manière efficiente le patrimoine familial. Les pouvoirs délégués s’exercent seulement sur les parcelles exploitées par la grande famille. Mais les décisions les plus importantes, par exemple celles qui concernent la collectivité toute entière, sont du ressort du chef de terre principal.

Dans d’autres situations, la fonction de chef de terre est partagée. Ainsi, on assiste à l’existence de plusieurs chefs de terre autonomes et indépendants les uns des autres dans le même village. C’est le cas quand il y a plusieurs lignages dans le même village. La gestion se fait par lignage et le chef est ainsi appelé " gestionnaire des terres de lignages ". Le patrimoine foncier est éclaté entre lignage.

Même si le village a été fondé à l’origine par une seule personne qui est le premier défricheur, le détenteur originaire du titre de chef de terre reconnaissait souvent une certaine autorité sur des terres à d’autres chefs de familles qui venaient cohabitaient avec lui, cette autorité pouvant se perpétuer de génération en génération. C’est de là que prend source la légitimité de certains gestionnaires de terre de lignage actuels.

Dans les villages de Tioro 1 et de Tioro 2, dans la sous préfecture de Tioroniaradougou, la cohabitation entre l’ethnie fondatrice du village (les Sénoufos) et les Dioulas a été favorisée par les exigences relatives à l’organisation du travail. Les Sénoufos étant traditionnellement des exploitants agricoles, il fallait d’autres catégories pour s’occuper des autres fonctions indispensables à l’exercice de l’activité agricole. C’est ce qui a occasionné l’installation des dioulas qui s’occupent de la forgerie, de la bijouterie, de la cordonnerie et surtout du commerce. Dans ce cas d’espèce, les dioulas restent toujours soumis à l’autorité du chef de terre qui est sénoufo, même si les descendants actuels se considèrent de fait comme étant propriétaires des terres anciennement acquises par leur grand parent.

Le dédoublement de l’autorité de chef de terre peut résulter d’une fusion ou de la juxtaposition, entre deux villages. Dans le village de Dih, dans la Sous préfecture de Korhogo, l’autorité est partagée entre deux chefs. A l’origine le village de Dih n’avait qu’un seul chef de terre. Mais à cause des calamités naturelles (dans ce cas une épidémie), ils ont été rejoints par les habitants de Nofou, un village voisin avec qui Dih avait des liens de parenté. Le village de Nofou existe toujours, mais il est inhabité parce que tous ses habitants se sont greffés au village de Dih. Le chef de terre de Nofou conservant toujours son titre, dédouble celui de Dih. Mais les compétences ont été bien réparties. Le chef de terre issu du village de Dih exerce son autorité sur les terres appartenant originairement au village de Dih, alors que le second exerce la sienne sur les terres de Nofou qui sont toujours conservées.

Les deux gestions sont autonomes et indépendantes. Ainsi, même quand un originaire du village de Dih veut faire une demande sur les terres gérées par le chef de terre de Nofou quelques soient les liens de parenté, il doit nécessairement s’adresser à ce dernier. Ce principe est également valable pour les originaires du village de Nofou qui voudraient une terre dans les parcelles du village de Dih, c'est-à-dire qu’ils doivent toujours passer par son chef de terre.

I-2 LE SECOND NIVEAU DE GESTION DE LA TERRE, " LE CANTON "

Le canton est une institution de fait parce qu’inexistant dans l’organisation administrative et territoriale de la république de Côte d’Ivoire. C’est une ancienne division coloniale dont le but était de reconvertir les chefs traditionnels dans les fonctions d’administrateur moderne. Dans le cadre de sa politique de chefferie, le colonisateur érigeait les chefs coutumiers les plus influents en chef de canton pour qu’ils servent de collaborateur à la politique coloniale et surtout de contrepoids aux autres chefs traditionnels déjà existants tel que le chef de village. La fonction de chef de village est ainsi distincte de celle de chef de canton. On peut même dire que c’est deux institutions concurrentes.

Le chef de canton était souvent descendant du fondateur du terroir, et disposait de prérogatives en matière foncière. Même si au départ les chefs de canton sont nommés par le colon, le mode de dévolution notamment de succession, obéit aux principes coutumiers. Cette institution hybride a permis d’éclater l’autorité au niveau du lignage en investissant le chef de terre comme chef de canton à côte du chef de village qui s’occupe logiquement d’autres fonctions autres que foncières. Le chef de village de Tioro nous a fait savoir qu’il n’est pas habilité à parler de la terre, il faut plutôt s’adresser au chef de canton.

A l’origine, le chef de canton, occupant une position privilégiée parce qu’étant le premier occupant, donnait les autorisations de défrichement au profit de personnes qui voulaient s’installer dans son terroir. La plupart des villages visités sont installés avec l’autorisation des chefs de cantons. C’est ce qui a créé des rapports d’allégeance et même de tutelle entre le chef de canton et ces villages installés avec son autorisation. Le chef de canton en raison de l’histoire, considère avoir toujours autorité sur les chefs de terre résidant dans ces villages. Mais aussi ces derniers croient tout bonnement légitime l’autorité du chef de canton sur eux.

Le canton est ainsi composé d’un ensemble de villages, avec un village centre où réside le chef, qui donne l’image d’une capitale administrative vers la quelle devront faire remonter les chefs de terre des principaux villages les dossiers fonciers auxquels ils n’arrivent pas à trouver des solutions. C’est ainsi que le chef de canton est saisi en cas de conflits fonciers insolubles au niveau villageois. Les rapports entre le chef de canton et les divers chefs de terre présents dans les villages ressemblent plutôt à une relation de tutelle. Les chefs de terre sont même invités parfois à requérir l’avis du chef de canton avant d’arrêter certaines décisions dans leurs activités quotidiennes de gestion. Le chef de canton a un rôle à la fois consultatif et approbatif, mais rarement décisionnel. Il intervient rarement directement dans la gestion des chefs de terre des différents villages composant son fief.

Au niveau sous préfectoral, le chef de canton est incontournable dans le processus décisionnel en matière foncière.

L’administration n’hésite pas à recourir au chef de canton pour certains litiges fonciers. Ils sont aussi associés à toutes les décisions que l’Etat ou ses représentants voudraient prendre dans ses limites territoriales. Au niveau des sous préfectures, leur témoignage est souvent requis en cas de conflit foncier.

Ainsi on voit que, même si l’institution de chef de canton n’est pas consacrée par les textes, elle bénéficie quand même d’une reconnaissance dans la pratique administrative. On pouvait espérer que la loi foncière de 1998 consacre expressément la fonction de chef de canton, mais le caractère légal d’une telle institution reste toujours indéfini. Ainsi donc à côté d’un découpage administratif officiel, existe une représentation coutumière de l’espace à base coloniale.

Le chef de canton, tout comme les chefs de terre, doivent remplir certaines conditions pour pouvoir accéder à de telles fonctions.

I-3 LES CONDITIONS D’ACCES AUX FONCTIONS DE GESTIONNAIRE DE TERRE

Il faut remplir deux conditions pour pouvoir prétendre aux responsabilités de chef de terre. La première condition fait référence à la descendance par rapport à l’ordre de succession. Par contre la deuxième condition voudrait que le chef soit psychologiquement et mystiquement préparé, d’où la nécessité d’être initié.

Il faut préciser que ces conditions sont requises pour pouvoir exercer une quelconque responsabilité en société Sénoufo, comme celle de chef de village.

I-3-1 La descendance

Pour être chef de terre, il faut appartenir à la lignée matrilinéaire. C’est le système matriarcat qui est en cours dans la société Sénoufo. Seuls les neveux succèdent à leur oncle. Plus précisément, c’est l’aîné de la sœur la plus âgée qui peut prétendre à la succession du chef (chef de terre ou chef de village). Les neveux sont considérés comme de propres fils par l’oncle. Les neveux considèrent aussi l’oncle comme étant leur père.

Ce système matrilinéaire en matière de succession trouve sa justification dans l’adage suivant : "  on est toujours certain de la maternité de l’enfant, mais on peut douter de sa paternité ". Cet adage dont les gens ont du mal a retracé son contexte, repose sur le postulat selon lequel le cordon ombilical constitue l’argument le plus pertinent pour établir l’appartenance de la personne à la lignée. Les sénoufos rappellent aussi souvent qu’ " on a pas le droit de se rebeller contre son oncle maternel " pour marquer l’importance de la lignée maternelle en matière de succession d’une part, et la proximité entre le neveu et l’oncle d’autre part.

L’institution du système matrilinéaire explique pour certains l’exclusion de la femme de l’héritage. La femme est déjà privilégiée par le fait que c’est toujours ses enfants qui ont droit à l’héritage, donc elle ne peut prétendre à l’héritage en même temps qu’eux. Dans certains villages (l’exemple de Zanapokaha dans la sous préfecture de Tioroniaradougou), quand on se marie avec une fille du village, on a pas le droit de demander une parcelle. Le mari est invité à ramener sa femme à son village d’origine. La terre étant considérée comme femelle, on ne peut prétendre à deux femmes à la fois dans un même village, disent-ils.

Avec le système de succession matrilinéaire, l’enfant qui est potentiellement promu à la succession est recueilli généralement dès le bas âge par l’oncle qui l’installe dans sa cour. Il l’initie aux aspects mystiques de la société (voir supra) et à la gestion des affaires du village. Il est associé à la prise de décision en tant qu’observateur. Ce qui lui permet de suivre de plus prés les opérations de gestion foncières. Pour la plupart du temps, quand le neveux atteint la maturité, c’est lui qui gère presque les affaires de l’oncle. Il s’occupe de l’exploitation des champs ; et comme il est suffisamment informé, il peut même représenter le chef dans certaines circonstances (comme les réunions ou les cérémonies). Le neveu joue ainsi un rôle de chef de terre " adjoint ".

L’avantage de ce système d’association est qu’il permet au futur héritier d’être au courant de toutes les opérations effectuées par son oncle de son vivant. Par contre, les neveux qui ont grandi en dehors de la cour du chef et du village même, sont confrontés à des problèmes d’information dès qu’ils seront appelés à prendre le pouvoir, du simple fait qu’ils risquent d’ignorer la situation générale des terres (par exemple, les parcelles qui sont détenues par des personnes n’appartenant pas au lignage et qui disposent donc uniquement de droits d’usage, les limites des parcelles). Si le neveu n’a pas grandi dans le village, il lui faut donc une remise à niveau, ce qui est souvent la mission des anciens du village qui jouent un rôle de " cadastre ambulant " parce que connaissant toute l’histoire des terres.

Ainsi dans le village de Katiofi, dans la sous préfecture de Korogho, le chef de village en même temps chef de terre très jeune (moins de la cinquantaine) a grandi dans le village de son père.

Pour le cas de ce village de Katiofi, le neveu a été rappelé après le décès de son oncle pour le succéder. Le problème auquel il était confronté a été le recensement des terres qui sont détenues par les familles étrangères au lignage. Les personnes de mauvaise foi ont essayé de dissimuler les parcelles qui leur étaient simplement prêtées. Il a fallu une opération d’une grande envergure avec évidemment la collaboration de tous les vieux du village, pour pouvoir identifier les personnes qui ne disposaient qu’un droit d’usage sur les terres des ancêtres.

Il faut rappeler qu’avec le mariage, la femme vit souvent dans le village de son mari, où grandissent aussi les enfants. Ces derniers ne rejoignent le village maternel qu’au décès de l’oncle pour assurer la succession.

I-3-2 le besoin d’initiation

Le chef dans la civilisation senoufo n’est pas seulement un " administrateur ". Au-delà de l’apparence, il doit acquérir des connaissances mystiques. Il n’est pas un " homme ordinaire ". Le chef doit pouvoir assurer et perpétuer le culte.

Les exigences d’ordre mystique de la fonction de chef de terre

La dimension mystique est très prégnante chez le sénoufo. La terre étant sacrée, le chef de terre est l’intermédiaire entre les génies avec qui il doit communiquer, et les hommes composant la communauté. En sa qualité de représentant du premier occupant qui a passé un pacte avec les génies de la terre, le chef de terre doit veiller au respect scrupuleux de ce pacte. Il doit donc l’entretenir, le vivifier périodiquement par des sacrifices et des offrandes sous peine de déchaîner leur colère. A la veille de chaque hivernage, c’est le chef de terre qui doit faire les sacrifices pour le compte du village pour que les génies veillent sur les terres afin d’avoir un bon hivernage. Comme disais un chef de terre, " c’est vrai que les génies n’ont jamais construit la terre, mais on doit les bons résultats donnés par la terre à la clémence du bon dieu et des génies ".

C’était l’occasion pour démentir une idée reçue selon laquelle la terre appartient aux génies. Pour lui, la terre appartient aux hommes même si l’accord des génies est nécessaire pour l’occupation des sols. Pour d’autres, les génies ne sont pas maîtres de la terre, ils jouent seulement un rôle protecteur. La terre appartient à Dieu et que ces génies ont été même créés par lui.

Comme ministre du culte, représentant des génies de la terre et incarnation des esprits des ancêtres, le chef de terre doit rechercher les causes des malheurs qui s’abattent sur le village, aucune maladie n’étant naturelle selon la croyance populaire. A cet effet, il doit consulter des devins qui prescrivent toujours des sacrifices à faire.

Le caractère sacré de la terre justifie le jour de repos appelé " Tien ningue " qui est décrété dans la semaine. C’est un jour de congé où personne ne doit aller aux champs, parce que c’est le moment choisi par les génies pour descendre dans les champs. Le vendredi est le jour décrété pour laisser se reposer la terre. La personne qui l’outre passe doit faire une offrande d’une poule au génie protecteur de la terre par l’intermédiaire du chef de terre. La poule est remise en réalité au chef de terre qui se charge de l’immolation. Si non la terre risque d’être improductive ou des bestioles vont s’attaquer à la récolte.

Le Poro ou l’école d’initiation

L’importance de la dimension sacrée dans la coutume fait que le chef est toujours invité à percer les mystères. Ces facultés sont acquises d’une manière générale par le biais de ce qu’on appelle le " Poro ", qui est un rite initiatique organisé tous les Sept ans.

C’est un rite auquel ne peuvent assister que les hommes âgés au minimum de douze ans, organisé dans les forêts sacrées qui constituent le grainier où est conservé et transmis le savoir occulte. Peuvent accéder aux forêts sacrées, seules les personnes autorisées à suivre le Poro ou les personnes déjà initiées.

Le rite dans les forêts sacrées est tenu secret. Personne ne doit dévoiler le mystère des forêts sacrées à une personne non initiée  sous peur d’être mystiquement sanctionné, sanction pouvant aller jusqu’à la mort. Même le sénoufo qui n’a pas été initié ne peut pas savoir ce qui se passe dans cet endroit " mystique ". C’est la loi du secret qui y règne. Les grandes décisions et les grandes assemblées sont tenues dans les forêts sacrées auxquelles ne peuvent assister que les initiés.

L’importance des forêts sacrée dans le processus décisionnel nous pousse à faire la distinction entre " la décision de jour " qui est la décision arrêtée au vu et au su de tout le monde, de " la décision de nuit " qui demande une audience avec les génies et à laquelle peuvent assister que les initiés. Il est important de noter que la femme en société sénoufo n’a pas droit à la parole surtout en public et n’assiste jamais à ces assemblées mystiques. Exceptionnellement l’avis de la nièce maternelle peut être requis dans certains villages si c’est important. Notamment son témoignage peut être requis dans la gestion foncière en cas de nécessité absolue.

A l’occasion de ce rite initiatique, le chef de village qui est souvent le chef de terre est le maître de la cérémonie en tant que gardien du culte. Il est censé transmettre le mystère aux nouveaux. Il reçoit aussi les demandes de participation à l’initiation des jeunes.

La participation au rite d’initiation du Poro présente une grande importance chez les Senoufos. Elle contribue à forger la personnalité de l’individu, par conséquent à sa socialisation. Avec le Poro, on apprend à respecter la hiérarchie sociale et à mieux considérer les ancêtres et les vieux. La société senoufo est très disciplinée, le droit d’aînesse est très respecté.

L’initiation est vraiment un élément pour être mieux considéré dans cette société. Le Poro est aussi symbole de courage et d’attachement à la coutume. Cependant les jeunes qui vont à l’école sont de moins en moins initiés. Il faut préciser que le phénomène scolaire est très récent dans la société Sénoufo. Le taux de scolarisation est très bas dans le nord, parce que les parents préfèrent envoyer les enfants aux champs en raison du coût très élevé de la scolarité.

I-4 LES REGLES DE GESTION

Ces règles sont relatives à la manière dont les décisions sont arrêtées par le chef et les principes qui servent de cadrage aux décisions dans la gestion foncière. Certaines de ces règles obéissent à une logique de bonne gestion alors que d’autres, à un souci de cohésion sociale.

I-4-1 le principe de la consultation

Avant de prendre une décision dans sa mission de préservation du patrimoine foncier collectif, le " tarfolo " doit requérir l’avis des sages du village. La gestion est tout a fait communautaire parce qu’exercée par le chef de terre dans l’intérêt de toute la collectivité, mais on ne peut dire qu’elle est vraiment collégiale. Le chef de terre agit souvent seul même si le principe de la consultation reste un acquis. La consultation constitue une simple formalité sans valeur obligatoire.

La consultation avec les génies, deuxième étape du processus décisionnel, est la plus déterminante.

En réalité, le seul contrepouvoir au chef de terre est les génies. Avant d’entreprendre tout acte qui peut être considéré comme répréhensible, le " tarfolo " prend soin de se référer d’abord aux génies pour solliciter leur consentement préalable en procédant à des offrandes(voir infra).

La nécessité de respecter scrupuleusement la tradition léguée par les ancêtres peut être considérée comme étant un contrepouvoir aux prérogatives du chef de terre. Le chef de terre est tenu à une gestion rigoureuse du patrimoine collectif selon les normes léguées par les ancêtres du fait qu’à sa mort, il aura à rendre compte de son comportement à ses devanciers réunis en tribunal. La peur que suscite la perspective de cette reddition des comptes est une garantie efficace contre les abus.

1-4-2 Le caractère imprescriptible du droit sur la terre

L’accès à la terre est possible sans distinction d’ethnie, de religion ou même d’origine. On peut toujours disposer d’un droit d’usage précaire et temporaire. Il suffit seulement d’en faire la demande au chef de terre et à la limite des parcelles disponibles. Mais on ne peut jamais revendiquer la propriété d’une terre pour l’avoir longtemps occupé. La terre restera toujours la propriété du lignage. Quelque soit la durée de l’occupation, la personne bénéficiaire d’un prêt de terre sera toujours considérée comme un détenteur provisoire (voir infra avec les conflits). La procédure de demande très simplifiée, permet un accès facile à la terre, par conséquent elle peut être source d’abus. Pour éviter les revendications abusives de propriété sur la terre, l’accès se fait maintenant en contrepartie d’une convention morale.

Une procédure d’accès à la terre simple

La procédure de demande d’attribution est très simple et ne demande aucun frais. Pour emprunter une parcelle de terre, on doit présenter au chef de terre dans sa cour à titre symbolique une bûche de bois extraite de la forêt, appelée " Kadjague ".  Le " Kadjague " en tant que symbole social, fait l’objet de plusieurs interprétations.

Pour certains, il symbolise la communion, parce que grâce au feu obtenu avec ce morceau de bois que le chef de terre réunissait tous les membres du village dans sa cour à la tombée de la nuit pour la veillée. Le rassemblement autour du feu était l’occasion pour discuter de manière quotidienne des problèmes du village. Maintenant avec le développement progressif de l’exploitation individuelle et l’éclatement de la grande famille, ces veillées nocturnes ont presque disparu.

Pour d’autre, l’avantage de ce morceau de bois est qu’il permet d’éviter les tentatives de corruption. Le fait d’offrir de l’argent ou d’autres biens de valeur peut pousser le chef de terre à être plus ou moins sélectif en privilégiant les mieux offrants. Par contre avec le morceau de bois accessible à tout le monde, les chances d’avoir accès à la terre sont égales.

La dernière interprétation donnée du " Kadjague " est qu’elle empêche à la personne bénéficiaire d’un prêt de terre de revendiquer un quelconque droit sur la parcelle. Ainsi l’acte de prêt ne peut être pris pour une vente ou une hypothèque dès l’instant qu’aucune prestation n’a été requise au moment de la demande.

Le principe de la gratuité doit parfois être relativisé. Certains chefs de terre, même s’ils n’exigent pas une rétribution directe en contrepartie du prêt, s’attendent quand même à une gratification en nature ou en espèce. Par exemple, le bénéficiaire de la parcelle doit penser donner symboliquement à la fin de la récolte une petite partie. Ainsi, disais un chef de terre, " je n’exige rien pour prêter la terre, mais le fait de faire des cadeaux ou de m’aider dans les travaux champêtres me motive à donner mes propres parcelles ".

Le don pouvant être assimilé à une dîme ou " tadane ", est un simple acte de reconnaissance. Certains chefs de terre bénéficient de la prestation de service de leurs emprunteurs. En règle générale, les villageois doivent consacrer un jour sur les 6 que compte la semaine chez le Sénoufo, aux champs du chef de terre et à tour de rôle. Cet investissement humain s’explique par le fait que c’est le chef qui reçoit et nourrit toujours les étrangers et les hôtes qui séjournent au village. Donc, la contribution de la population serait tout simplement de fournir un effort physique dans les champs du chef.

Mais les gens s’investissent de moins en moins pour le chef de terre, comme la dîme est en train d’être révolue dans plusieurs villages surtout avec l’influence de la conjoncture économique. Le contentieux suivant dont l’origine était le non paiement de la dîme, soumis au sous préfet de Korhogo ces dernières années, nous éclaire plus sur la situation d’une telle redevance dans la région.

En 1990, un conflit a opposé une grande famille de Korhogo au village de Lakpolo dans la sous préfecture de Korhogo. La première exigeait le paiement de la dîme aux exploitants du village à la fin de chaque récolte de riz pour avoir concédé à ces exploitants des terres. Chaque exploitant occupant le terrain doit fournir cette dîme. Et les habitants de Lakpolo souhaiteraient que cesse cette dîme qui ressemble à un asservissement. Après avoir reçu la plainte des exploitants, le sous préfet a ordonné immédiatement l’arrêt de cette pratique interdite par la loi. La loi interdit le versement de la dîme à quiconque cédera une parcelle de terre à un postulant.

Aujourd’hui, les chefs de terre avancent qu’ils n’ont jamais aboli la dîme, mais c’est les villageois qui ne veulent plus l’acquitter ; et qu’ils ne peuvent pas les contraindre.

A l’analyse, on peut penser que l’institution de la dîme en tant qu’élément de la coutume va de plus en plus tomber en désuétude, cela non du fait de la loi, mais plutôt de la volonté de la population de faire cesser une pratique qu’ils considèrent comme étant une marque d’asservissement.

Les politiques ont favorisé aussi le recul de l’institution de la dîme. Historiquement, les travaux forcés étant officiellement abolis, en 1946 déjà le P D C I (Parti Démocratique de la Côte d’Ivoire) interdit à toute personne de travailler pour autrui sans être rémunéré, chacun étant libre de disposer des fruits de son travail. Dans la même logique, le Président Houphouët Boigny a déclaré publiquement que " la terre appartient à celui qui la met en valeur ". Ce slogan qui a été à l’origine de plusieurs conflits, a permis aussi aux usufruitiers de se départir des servitudes des chefs de terre, comme l’obligation de travailler pour le chef de terre ou le versement d’une partie de la récolte. Ce slogan a servi d’argument pendant longtemps aux autorités administratives dans le règlement des litiges fonciers, comme on l’a vu avec le sous préfet de Korhogo.

Mais on peut quand même reconnaître que le prêt de terre à une personne non membre du lignage crée un esprit de solidarité. C’est ainsi que le bénéficiaire est tenu d’une obligation d’assistance et de compassion au chef et à sa famille pendant les événements douloureux, comme les funérailles. Souvent il offre à la famille défunte des vivres et un pagne en marque de soutien aux dépenses occasionnées par l’évènement, sans compter la présence physique. Ce devoir d’assistance permet à l’étranger à la famille de se faire une bonne image, par conséquent de mieux s’intégrer dans le village.

Il faut remarquer que rares sont maintenant les demandes de terre qui reçoivent une réponse positive, malgré leur importance numérique. La terre manque réellement. Elle ne suffit même plus à la propre famille pour pouvoir en donner à des étrangers, répliquent certains chefs de terre. Dans la majorité des villages, l’hypothèse de prêter la terre est même exclue. A cause de ce manque criard de terre, les gens n’hésitent pas à aller dans des villages éloignés pour demander des parcelles à cultiver pour nourrir leur famille. Ce phénomène a occasionné le développement d’une coopération ou solidarité entre villageois dans le processus d’accès à la terre.

Les mesures préventives à la prescription

Pour enrayer toute hypothèse pouvant mener à la revendication de la propriété, le chef de terre soumet l’accès à la terre à des conditions, même si par ailleurs l’accès est en principe gratuit.

Ainsi il est interdit de faire des cultures pérennes et de planter des arbres sur la parcelle (la plantation d’anacardes et de manguiers prend des proportions importantes dans le nord, voir infra). Seules les cultures vivrières qui ne durent pas plus de quatre mois, sont autorisées. Cette restriction est valable aussi bien pour les membres du village que pour les étrangers dès l’instant qu’on ne dispose pas de " droit de propriété " sur la terre, c'est-à-dire si on est pas vraiment héritier légitime.

Les fruits des arbres sis sur la parcelle empruntée appartiennent au propriétaire terrien, et que l’occupant ne doit en aucune manière les récolter. Comme le dit le proverbe sénoufo, l’allocataire " est invité à regarder en bas et non en haut ".

Le contrat de prêt est précaire et révocable. L’emprunteur est rangé dans la catégorie de bénéficiaires " de droits délégués " ou " droits secondaires ". Ces derniers désignant l’ensemble des arrangements permettant d’accéder à la terre par l’intermédiaire d’autres personnes, généralement sans lien de parenté, et pour une durée limitée. Le prêt de terre est en principe valable pour une saison. Il faut penser renouveler le contrat de prêt à l’approche de la saison prochaine.

La reconduction du contrat de prêt est souvent tacite. C'est-à-dire la personne peut continuer à exploiter la parcelle jusqu'à ce que le propriétaire la réclame. L’essentiel est de faire savoir à ses descendants que la terre ne t’appartient pas et qu’un jour son maître peut la réclamer. C’est pourquoi la bonne foi et l’honnêteté de la personne demanderesse sont souvent appréciées par le chef de terre. Pour s’en convaincre, le chef de terre procède à une sorte d’enquête de moralité, notamment à travers les rapports de voisinage.

En cas de décès de l’emprunteur, les héritiers sont invités à renouveler le contrat de prêt au près du chef de terre. Cette opération doit permettre aussi à ce dernier d’identifier les nouveaux occupants et de rappeler les conditions en vue d’une bonne cohabitation. C’est une simple formalité d’usage qui témoigne de la reconnaissance de l’autorité du chef.

I-4-3 L’inaliénabilité de la terre

La terre est hors de commerce dans la culture Sénoufo, contrairement au sud de la Côte d’Ivoire (zone de plantation de café et de cacao) où le marché foncier est très développé. Les ventes de terre sont prohibées par la tradition. On ne dispose qu’un simple droit d’usage sur la terre quelque soit ses pouvoirs. Même si le chef de terre se considère comme étant propriétaire des terres, il a l’obligation morale de ne pas les vendre. C’est une obligation morale parce qu’il n’y a aucune voie de recours, ni aucune sanction concrète prévues en cas d’atteinte à ce principe. Apparemment ce principe relève seulement du bon sens et de la bonne foi.

Aucune vente de terre n’a été effectuée jusqu’ici dans la zone, d’après les témoignages recueillis de part et d’autre. Les raisons suivantes peuvent être évoquées pour justifier le caractère inaliénable de la terre.

La terre appartient au lignage

Le chef de terre n’est pas propriétaire de la terre malgré l’importance de ses prérogatives. Et pourtant le chef de terre se considère au quotidien comme étant propriétaire des terres léguées par ses ancêtres. En réalité il n’est que l’administrateur ou le gestionnaire de la terre.

Le chef de terre est le détenteur des droits fonciers coutumiers, le gestionnaire des terres familiales considérées comme un dépôt sacré faisant partie de l’héritage légué par les ancêtres aux générations à venir. La terre constitue ainsi un patrimoine qu’il faut minutieusement préserver et non vendre. Et comme disais un chef de terre, " il ne faut pas vendre la terre, tu vas manger avec tes enfants ". A ce propos, Elias Olawale affirme que " la terre appartient à une grande famille dont beaucoup de membres sont morts, quelques-uns sont vivants, et dont le plus grand nombre est encore à naître. " En dehors de sa fonction de survie, la terre est un patrimoine familial qui perpétue l’esprit des ancêtres et le lignage par la transmission. Le caractère res extra commercium de la terre en pays Sénoufo ne fait que confirmer les propos d’Etienne Le Roy selon lesquels, " l’objectif de tout fondateur de lignée n’est pas de réunir un patrimoine mais de donner à ses ascendants une maison commune où les plus déshérités pourront vivre et où tous pourront se retrouver à des moments festifs…la terre du lignage est destinée à la reproduction du groupe, elle doit subvenir aux besoins de ses membres présents et futurs, elle ne doit pas sortir du groupe . En ce sens elle est inaliénable mais cette inaliénabilité n’est pas une limitation à l’exercice d’un droit ; elle est l’expression de sa fonction propre qui est de transmettre à l’intérieur du groupe ".

La terre est le symbole de l’autorité

L’argument relatif à l’autorité peut être évoqué aussi pour justifier le caractère inaliénable de la terre chez les Sénoufos. En effet, la vente de la terre entraîne une perte d’autorité du chef de terre. La terre étant l’objet et le cadre de ses prérogatives, aliéner la terre revient à remettre en question son autorité, du moins sa disparition. L’institution de la propriété privée risque de remettre en cause le caractère communautaire du village qui est fondé sur le lignage. La vente de terre sera une opportunité pour les étrangers d’envahir le village et d’avoir les mêmes droits que les descendants du village (le Sénoufo est conservateur et il tient à garder l’authenticité des liens de famille).

La terre est source de sacralité

L’univers dans la cosmogonie Senoufo est composé d’éléments qui interagissent entre eux. Le Sénoufo est étroitement attaché à la nature : la terre, les eaux et le ciel font l’objet de culte. Si l’eau vient du ciel pour arroser les champs, c’est grâce au culte qui se pratique dans les forêts sacrées. Il faut rappeler qu’à la veille de la saison des pluies, des offrandes et des sacrifices sont effectués après un recueillement avec les ancêtres dans les forêts sacrées, pour une saison de pluies prospère.

Chaque village a sa propre forêt sacrée, donc son propre lieu de culte qui fait partie intégrante du patrimoine culturel. La terre ne sert pas seulement à nourrir les individus, mais aussi elle abrite les sanctuaires. Ce qui fait qu’aujourd’hui on ne pas gérer l’espace rural dans le nord sans tenir compte de ces espaces de culte. D’ailleurs le gouvernement ivoirien encourage la protection des forêts sacrées qui sont considérées comme des réserves naturelles, dans le cadre du programme de lutte contre la désertification. Les forêts sacrées sont parfois au milieu des champs de culture, pas forcément aux alentours du village.

L’existence des forêts sacrées qui constituent un élément de la sacralité de la terre, crée un attachement au terroir. Ainsi, il faudrait à tout prix conserver le patrimoine mystique. Par conséquent, la vente des terres surtout à des personnes étrangères au village peut entraîner la disparition de ces espaces de culte ou tout simplement une décadence de la mysticité dans la gestion des terres. A l’idée de Raymond Verdier qu’il est inutile de faire intervenir des considérations religieuses, comme la sacralité de la terre, pour justifier l’inaliénabilité de la terre, il est quand même nécessaire de préciser que la sacralité de la terre est le substrat de tout autre principe relatif au régime juridique de la terre, tels que la nature lignagère de la propriété. La terre est d’abord un espace spirituel avant d’être un instrument de survie pour le lignage.

Quel avenir pour le principe d’inaliénabilité de la terre ?

L’analyse prospective de ce principe d’inaliénabilité doit être envisagée au regard de la nouvelle loi sur le domaine foncier rural.

La loi de 1998 affirme que l’immatriculation des terres sera individuelle même si le certificat foncier peut être collective. Ainsi le terrain sera au nom d’une seule personne et non de tout le groupe. Cette innovation juridique peut être à l’origine d’un marché foncier, notamment en incitant à la vente de terrain. Avec les mutations qui sont entrain de se produire avec l’introduction des cultures de rente (le commercial va l’emporter sur la tradition), on peut craindre avec cette nouvelle loi, que la terre ne soit plus une affaire de famille ou de lignage. La gestion individuelle qui commence à prendre des proportions, va l’emporter sur la gestion communautaire, étant entendu que la nouvelle législation foncière cherche à instituer la propriété privée. Des bouleversements sont à envisager dans l’avenir même si l’application de la loi est loin d’être effective.

I-5 LES INCERTITUDES DE LA GESTION COUTUMIERE FONCIERE

La gestion des terres par les autorités coutumières dans le nord n’est pas aussi paisible qu’on pourrait l’imaginer. Même si la situation est loin d’être comparable à ce qui se passe dans le sud de la côte d’ivoire, il faut reconnaître que la gestion des terres engendre des confrontations. Ces dernières selon certains, sont les signes annonciateurs d’une certaine évolution tacite, du moins en douceur, du droit coutumier traditionnel.

Rarement sanglants, ces conflits ont commencé à se poser avec acuité pendant ces cinq dernières années. La permanence des conflits dans la gestion foncière s’explique par l’évolution du contexte socio-économique.

Après avoir retracer le contexte dans lequel se déploient les conflits, il convient d’en dresser une typologie avant d’exposer leur mode de gestion alternative.

I-5-1 Les mutations en cours et leur influence sur la gestion coutumière des terres

Il s’agira ici de démontrer comment la dimension démographique et l’introduction des cultures de rentes ont fragilisé la gestion coutumière des terres dans le nord. Il faut convenir que le politique n’a pas un impact déterminant dans un tel mode la gestion foncière dans la zone d’étude. Bien que le RDR (Rassemblement Démocratique Républicain) soit majoritaire, il n’y a pas d’interaction directe entre le politique et la gestion foncière surtout coutumière.

I-5-1-1 Les facteurs démographiques

La population Korhogolaise a connu ces dernières années une forte augmentation, malgré les nombreux départs vers les régions du sud et du centre. En l’espace de 10 ans, la population a accru de plus d’un tiers. D’après les recensements effectués en 1998, la population dans le département de Korhogo était de 390 229 habitants soit une densité de 31 hbts/ km2. En 1998, cette population est passée à 553 754 habitants avec une densité de 46 hbts/km2. Plus de 72 % de cette population vit en zone rurale.

L’importante population en zone rurale a fait que le besoin de terre de culture se fait de plus en plus sentir. Il s’agit surtout de manque de terre arable et non d’espace. Les terres perdent de leur fertilité en raison de l’abandon de la jachère et de toutes pratiques visant à laisser reposer le sol. L’appauvrissement des sols entraîne une augmentation des superficies de cultures chaque année pour garder la production constante. Du coup, la terre se fait rare sans compter le retour de certains retraités et de déscolarisés au village.

Au niveau de la structure familiale, les exploitations qui étaient destinées à une famille élargie sont éclatées entre petites familles. L’exploitation individuelle est en train de prendre des proportions dans la société sénoufo. On parle même de développement de l’individualisme. Le fils n’hésite pas à prendre une parcelle après mariage ou dès qu’il se sent en mesure d’exploiter seul le champ. Dans le passé, le principe est que tout le monde s’investisse dans le grand champ familial ; ce n’est qu’après la récolte que le chef fait la répartition entre les mariés et garde la proportion qui lui permet de nourrir les autres membres de la famille qui vivent toujours sous sont toit.

On peut bien comprendre que l’individualisation soit un facteur incitatif à la quête ou à la revendication de parcelle pour être autonome au lieu d’être soumis à un régime collectiviste de production. L’idéal de tout jeune aujourd’hui, est de produire pour son propre compte, l’introduction des cultures de rentes constituant aussi un facteur catalyseur.

I-5-1-2 Les facteurs économiques

Même si la vocation du nord de la Côte d’Ivoire a toujours été l’agriculture de subsistance, depuis quelques années des ambitions mercantiles commencent à animer les exploitants. Les cultures pérennes ou de rente occupent une place de plus en plus importante dans l’aménagement de l’espace cultural.

Les cultures de rente, peut-on dire, entraînent des bouleversements plus ou moins considérables dans l’organisation sociale senoufo. Comme l’a révélé une étude menée sur le droit foncier coutumier chez les Sénoufos en 1991 par le Ministère de l’Agriculture et des Ressources Animales (MINAGRA), le passage d’une économie traditionnelle de subsistance, fondée sur la puissance collective, à une économie de marché, a généré l’émergence de la famille nucléaire.

La culture du coton a permis à beaucoup de producteurs d’opérer une reconversion ou tout simplement d’opter pour une double culture (vivrière d’une part, coton d’autre part). L’aménagement de l’espace obéit maintenant à cette préoccupation, car il n’est pas rare de voir un champ divisé en deux parties : une partie destinée aux cultures vivrières, une autre à la culture du coton. Pendant la campagne de 1997-98, rien que dans la zone du nord, la production de coton est de 8000 tonnes, ce qui correspond à un revenu annuel par paysan de 464 558 FCFA.

La culture du coton a occasionné une compétition foncière. Si on n’est pas tenté d’augmenter les superficies cultivables, on pense au moins à conquérir d’autres parcelles. Avec le développement de la culture du coton, les revendications de propriété ou de limite de parcelle sont devenues fréquentes.

La compétition foncière est exacerbée par l’introduction de la culture de l’anacarde. Produit destiné à l’exportation et exigeant moins d’effort physique, l’anacarde constitue aujourd’hui dans le nord " l’arbre vedette ". Comme disais un vieux, quand on commence à prendre de l’âge, il veut mieux planter des anacardes qui ne demandent pas un suivi quotidien et plus rentable que le coton maintenant. La plantation d’anacarde est tellement développée qu’il est à redouter un recul des cultures vivrières d’une manière considérable ou des autres types de culture, dans quelques années. Sur quatre champs visités, trois sont plantés d’anacardes.

La simplicité de la culture d’anacarde et son moindre coût sont autant d’éléments qui empêchent aux vieux de prendre la retraite sur la terre. Les vieux ne se désintéressent pas encore de la terre vu le regain d’intérêt suscité par cette culture innovante, à l’image de la culture de mangue.

I-5-2 La typologie des conflits

Dans le classement des conflits, il s’agira surtout d’opter pour une approche basée sur les causes. Il va de soit que les acteurs sont incontournables, mais c’est à travers les causes qu’on pourra mieux apprécier l’évolution de ce droit foncier coutumier, tout au moins les facteurs contribuant à son affaiblissement.

On se contentera d’évoquer les conflits les plus fréquents, tels que ceux résultant des délimitations des parcelles, ceux provenant des contrats de cession ou de prêt, enfin le problème posé actuellement par la règle de succession matrilinéaire.

I-5-2-1 les conflits résultant de la délimitation des parcelles

La survenance de différends provenant de la matérialisation des zones ne surprend guère, car les champs en pays sénoufo n’admettent pas de limites matérialisées. C’est presque interdit de mettre des limites physiques entre deux champs voisins, ce-ci en vertu de considérations mystiques. Le mauvais sort risque de frapper quiconque outrepasserait ce principe (certains parlent même de mort). Souvent ce sont des touffes d’herbes, une simple bande de terre ou au meilleur des cas des arbres qui permettent de délimiter les parcelles, rarement des clôtures.

Il y a toujours un acte consensuel à la base de l’opération de délimitation. C'est-à-dire les parties conviennent oralement sur une ligne de démarcation. A ce niveau, c’est vraiment la mémoire qui fait office de cartographie, la mémoire collective faisant ainsi foi. Cette tradition orale fait que les limites sont toujours artificielles, ce qui pose un problème de constance des surfaces qui reviennent à chacun. A défaut de repères concrets, on assiste souvent à des disputes provenant du fait que l’un a grignoté délibérément ou involontairement sur les parcelles de l’autre, son voisin. Dans ce cas, la mauvaise foi est souvent difficile à prouver. Les gens font semblant parfois d’ignorer les limites. Ce problème se pose surtout quand l’un des occupants décèdent. Les héritiers qui n’étaient pas là au moment de l’opération de délimitation, ne sont pas censés maîtriser les dimensions réelles des parcelles. Si le voisin est de mauvaise foi, il peut profiter de leur ignorance pour grignoter quelques mètres.

Quand un tel problème survient entre deux membres d’un même village, il est vite réglé à l’amiable grâce aux témoignages des uns et des autres. Le problème devient plus complexe quand c’est deux villages voisins qui se disputent des frontières, ce qui est fréquent dans le Nord. Les villages revendiquent parfois des bandes de terre ou des bas fonds qui sont propices à la culture du riz. Dans la majeur partie des villages visités, un tel conflit s’est au moins une fois posé dans le passé, même si toujours on parvient à trouver une solution.

Le conflit qui a été révélé et qui est actuellement pendant devant la justice, oppose la sous préfecture de Napié à la sous préfecture de Tioroniaradougou (deux sous préfectures voisines). Il s’agit d’une revendication de part et d’autre, d’une bande de terre abritant des plantations de Teks.

En réalité, le conflit est parti de la confrontation entre les deux villages se trouvant à la frontière entre les sous préfectures : Nambéka qui fait partie de la sous préfecture de Tioroniaradougou, et Thiaka qui relève de la sous préfecture de Napié. En raison de l’importance économique de cet arbre, qui est un bois très prisé, chaque village veut se l’approprier. L’argument avancé par le village de Thiaka est que cette terre leur appartient et qu’il l’avait simplement prêté aux habitants de Nambéka. Pour précision, les habitants de Thiaka occupaient dans l’histoire cette bande de terre. Mais avec la baisse de la fertilité des sols, ils sont allés conquérir les terres actuelles qu’ils occupent dans la sous préfecture de Napié, tout en estimant que cette terre abandonnée, occupée par la suite par les habitants de Nambéka, leur appartiendrait toujours. Maintenant que cette bande de terre présente un intérêt économique majeur, ils le revendiquent comme faisant partie de leur patrimoine.

Tout dernièrement, une rencontre a été organisée à la sous préfecture de Tioroniaradougou (au mois de Septembre 2002), entre les deux villages voisins pour trouver un compromis. Naturellement, le témoignage des sages et des maîtres de terre de chaque côté est requis pour la reconstitution des limites entre ces deux villages voisins. Mais une solution définitive n’a toujours pas été arrêtée.

Face à ce conflit, une tendance se confirme après analyse. Les populations locales ont leur propre représentation des limites et frontières qui les séparent, qui n’est pas forcément celles établies officiellement par l’administration. Leur conception de l’espace rend compte d’une certaine discontinuité du patrimoine foncier, en ce sens que le terroir d’un village peut trouver son prolongement dans un autre village. Une telle conception de l’espace est toujours à l’origine de confusion dans cette partie du nord, comme on va s’en apercevoir aussi avec la circulation de la terre, entre détenteurs et demandeurs.

I-5-2-1 Les conflits résultant des actes de cession

L’entre aide foncière engendre souvent des confrontations, ce qui est bien prévisible. Les contrats de prêt pouvant s’étaler sur des années et même se transmettre de génération à génération, créent une présomption de propriété au profit de l’emprunteur. Après avoir longtemps occupé une parcelle sur la base d’un contrat de prêt sans être dérangé, le bénéficiaire se comporte comme un réel propriétaire terrien même si par ailleurs il ne pourra jamais exercer certaines prérogatives sur la terre (la plantation d’arbres par exemple) sur laquelle il ne dispose qu’un simple droit d’usage précaire et révocable. Parfois, les héritiers même ne sont pas censés savoir que leur père n’était pas propriétaire, et ne disposait qu’un droit précaire sur la terre.

Le problème survient maintenant quand le réel propriétaire terrien ou ses héritiers tentent de retirer la parcelle prêtée. Après une longue occupation paisible, le bénéficiaire oppose souvent des résistances. Bien que conscient que la terre ne lui appartient pas, il conçoit avec difficulté à retourner cette parcelle qui lui permet de survivre et de nourrir la famille. D’autant plus que les terres deviennent de plus en plus rares. Il lui sera très difficile de retrouver une autre parcelle à cultiver. Cette obstination ne doit pas être analysée comme relevant de la mauvaise la foi, mais plutôt elle se justifie par des raisons de survie. Le bénéficiaire, surtout chef de famille, est bien conscient qu’il n’est pas propriétaire, mais face à la quasi impossibilité de trouver une autre parcelle en rechange pour nourrir sa famille, il se sentirait démuni en cas de restitution de la terre.

Dans un conflit présenté au sous préfet de Korhogo, opposant une famille peul à qui on avait prêté la parcelle pendant des années, aux héritiers d’un propriétaire terrien qui demander sa restitution, le chef de famille peul a clairement avoué que la propriété de la terre ne lui revient pas du tout, mais comme il a plus d’une dizaine d’enfants en charge, il ne peut pas la restituer. " Je ne connaît que cette terre que mes parents ont cultivé pour me nourrir, à mon tour ainsi de nourrir la trentaine d’enfants qui sont sous ma charge ; je n’ai pas où aller, plaidait le chef de famille peul bénéficiaire d’un contrat de prêt lors de l’audience ". Et l’autre partie avançait qu’elle a besoin de la parcelle pour pouvoir faire la culture de coton qui est une culture de rente. Ce qui confirme les tendances selon lesquelles les revendications sont exacerbées par le désir de la plupart de la population de s’adonner aux cultures commerciales.

Compte tenu de la dimension sociale qui entoure un tel type de conflit, parce que risquant de produire des " sans terre ", on a tendance à recourir à l’équité dans la recherche de solution L’équité constitue maintenant un critère important dans le règlement des conflits (voir infra).

Ainsi la gestion coutumière ne sécurise guère les détenteurs de droits précaires sur la terre. L’occupation peut être remise en question à tout moment. Il n’existe pas de preuves écrites relatives à ces transactions ; c’est une société de l’oralité, même si dans certaines parties rurales de la Côte d’Ivoire, on a recours de plus en plus à l’écrit dans les transactions foncières. Pour éviter cette situation de confusion, beaucoup de chefs terriens limitent maintenant la durée de la cession dans le temps et dans l’espace, ou exige le renouvellement du contrat de prêt périodiquement. D’autres préfèrent tout simplement ne pas donner des terres en prêt (voir infra).

Les opérations de prêt de terre doivent être différenciées des donations ou de la vente. C’est pour éviter cette confusion que les bénéficiaires de don en terre tentent par tous les moyens de détenir les preuves d’une telle libéralité.

Pour éviter toute contestation de l’occupation d’un terrain acquis par donation, qui donne droit à un titre de propriété, les bénéficiaires pouvaient solliciter une procédure spéciale appelée enquête de concession au niveau de la sous préfecture pour sécuriser leur droit. L’enquête de concession est une procédure enclenchée après une cession définitive de terre par les chefs de terre au profit de particuliers, en vue de se convaincre que l’acte de concession ne fait l’objet d’aucune contestation ou opposition. Une fois la requête adressée au Sous préfet, ce dernier confie un ordre d’enquête au Bureau Régional des Affaires Domaniales Rurales. L’enquête se fait au près des chefs coutumiers et notables du village concerné, pour leur demander de témoigner que la parcelle a été librement cédée sans opposition à la personne concernée. L’enquête est sanctionnée par un acte pris par le sous préfet qui constate définitivement l’acte de cession, ce qui confère à son bénéficiaire un droit de propriété. La terre cédée définitivement est désormais purgée du régime coutumier, et ne pourra faire l’objet d’une quelconque contestation dans l’avenir. Cette procédure est maintenant remplacée par l’immatriculation telle que instituée par la loi de 1998 sur le domaine foncier rural.

I-5-2-2 Les tendances vers une remise en question du régime de succession traditionnel

Phénomène nouveau en pays sénoufo, de plus en plus le système de succession qui est de type matriarcat fait l’objet d’une contestation ou tout simplement d’une remise en question, ce que personne n’aurait imaginer faire quelques années derrières (la sorcellerie et le maraboutage sont des facteurs empêchant la remise en question de l’ordre et de l’organisation sociale).

Le système de succession matrilinéaire qui favorise le neveu est considéré comme injuste pour certains ; il empêche aux fils légitimes de bénéficier de l’héritage de leur père. Au décès du père, c’est le neveu qui bénéficie du titre si le défunt était un chef, à défaut les neveux sont favorisés dans le partage des biens. Dans le domaine foncier, même si le fils légitime continue d’exploiter la parcelle attribuée par son père de son vivant, l’héritier, en l’occurrence le neveu détient toujours l’autorité sur lui. À partir de ce moment, le fils légitime est considéré comme un simple usager sans droit de propriété sur la terre. Les bas fonds destinés à la culture du riz reviennent d’office au neveu. Même si le contrôle des bas fonds est du ressort du neveu, leur exploitation est une exclusivité des femmes pour des superstitions, qui y développement la culture du riz et de patates. La culture du riz altère la virilité des hommes, dit-on. Mais la femme n’a pas droit à la succession dans la société Sénoufo.

De nos jours certains on du mal à concevoir que le système matrilinéaire soit toujours la référence en matière de succession. L’autorité du chef coutumier est contestée dans certains villages, parce que considérée comme étant illégitimes par certains du fait de la succession matrilinéaire.

Beaucoup de jeunes revendiquent maintenant l’institution du régime patrilinéaire. Un conflit de génération est à craindre dans l’avenir dans le nord où la hiérarchie sociale a été jusqu’ici rigoureusement respectée. D’après les informations recueillies au Tribunal départemental de Korhogo, les plaintes contre le régime de succession matrilinéaire se multiplient ; et pour un juge du tribunal, ce phénomène montre un début de prise de conscience en milieu rural. Au niveau du tribunal, c’est l’article 9 de la loi n°64-379 du 7octobre 1964 relative aux successions qui s’applique en cas de conflit relatif à la succession. Cette loi ne reconnaît pas le système matriarcat. Le code civil ivoirien a institué la transmission de l’héritage de père en fils. Mais les décisions rendues par la justice en la matière sont difficilement acceptées par les parties. De telles résistances pérennisent les conflits.

Il est intéressant de souligner que beaucoup de familles reconverties à l’Islam ont abandonné le système matrilinéaire au profit de la succession patrilinéaire en se fondant sur les règles coraniques. Au niveau de certaines familles, comme celle du chef de canton de Korhogo, c’est le matriarcat qui était pratiqué à l’origine, mais avec l’influence de l’Islam un tel régime n’est plus de mise. D’aucuns attribuent cette révolution à l’influence des dioulas, qui se sont reconvertis les premiers à la religion musulmane.

Bien que reconverties à l’Islam, beaucoup de familles Sénoufo ont conservé la coutume en matière de succession et participent toujours au culte animiste. L’islam telle que pratiqué dans certaines familles reconverties est syncrétique.

Pour atténuer les méfaits du système matrilinéaire, on opte de plus en plus en pays Sénoufo pour le mariage endogamique, entre cousin et cousine. Cette forme de mariage permet de conserver au niveau d’une même famille les titres et le patrimoine au décès du chef de famille. Le choix de l’épouse chez les sénoufos se fait librement sans préférence de famille ou de groupe ethnique.

I-5-3 Le règlement alternatif des conflits

Il s’agit d’analyser les voies de recours existantes à l’intérieur du village en cas de différends liés à l’activité de gestion de la terre. Evidemment le règlement à l’amiable est la première issue, mais comme la dimension mystique joue un rôle important chez les sénoufos, les ordalies sont parfois utilisées pour apaiser les tensions.

C’est volontairement qu’on fera abstraction du règlement judiciaire du fait qu’il n’est pas trop développé. On réussit le plus souvent à trouver la solution au niveau d’autres instances que nous tenterons d’appréhender.

I-5-3-1 La médiation

Le règlement des conflits à l’amiable est toujours privilégié. L’organisation communautaire exige que tous les problèmes soient traités à " l’intérieur du village ", et ne doivent en aucune manière être portés à la connaissance des étrangers.

La procédure du règlement à l’amiable suit une certaine hiérarchie calquée sur l’organisation sociale.

En cas de différend entre membre d’une même famille, le chef de famille réussit toujours à l’apaiser à l’occasion d’un conseil de famille. Mais à l’échelle villageoise, c’est le chef de village et le chef de terre qui sont saisis pour trancher le problème. Dans les villages où un chef de terre existe indépendamment du chef de village, ce dernier est souvent associé au règlement des différends fonciers. Mais le pouvoir de décision revient au chef de terre qui est censé maîtriser le dossier foncier du village mieux que quiconque. Ailleurs, où le chef de terre est en même temps chef de village, la seule autorité du chef de village suffit pour trancher même si l’avis de certains sages du village peut être requis.

En cas d’impossibilité d’aboutir à un compromis au niveau du village, le chef de canton, dernier maillon de l’organisation coutumière, est saisi. Son intervention est décisive en tant que chef de tous les chefs de terre. Le chef de canton n’hésite pas à user de son autorité comme un " baron " pour départager les parties. Son verdict fait foi.

Les chefs peuvent recourir aux esprits avant de saisir le chef de canton pour trouver une solution aux différends.

I-5-3-2 L’évocation des ordalies ou l’épreuve de la vérité

La possibilité de recourir aux ordalies dans le règlement des litiges fonciers est une conséquence du caractère sacré de la terre. Compte tenu de ses conséquences néfastes, car entraînant en principe la mort, les chefs de terre ont exceptionnellement recours à cette forme de recherche de la vérité. On n’y a recours quand aucune des parties ne veut renoncer à ses allégations après plusieurs tentatives de négociation. Les parties doivent être d’accord sur le principe du recours aux ordalies.

Ainsi, lorsqu’il y a une contestation sur une portion de terre, une pratique consiste à inviter les deux prétendants sur la portion litigieuse. Chacun, à son tour, prend une motte de terre et déclare à haute voie devant l’assistance : " je jure que cette parcelle m’appartient ; elle m’a été léguée par mes ancêtres. Si j’ai menti, que mes aïeux, qui sont dans le royaume des morts, viennent me prendre avant même que je ne regagne le village ". Après cette déclaration, il lape la motte de terre, puis la jette. La conséquence est que l’un des prétendants qui aurait tort doit mourir au bout de quelques jours ou mois.

Une autre pratique, au lieu d’une motte de terre, les parties peuvent recourir sur la parcelle litigieuse, à une calebasse d’eau puisée dans une rivière avoisinante. On fait dissoudre une motte de terre dans l’eau recueillie, puis chacun bois une mixture après avoir appelé les ancêtres en témoins. Cette épreuve doit mener aux mêmes conséquences que la précédente, la mort.

Le chef du culte peut aussi enterrer un fétiche sur la parcelle litigieuse, qui doit provoquer la mort de la personne en imposture.

Le recours aux ordalies rend la terre impure donc inculte. En cas d’évocation du fétiche, cette partie de la terre litigieuse ne doit plus être utilisée jusqu’à ce que le féticheur, en l’occurrence le chef de terre, fasse le sacrifice qui permet de la purifier. L’épreuve des ordalies est considérée comme une souillure, en même temps une offense aux ancêtres. Le sacrifice peut être des poulets ou des chèvres, tout dépend de la recommandation faite par les génies. La durée de l’immobilisation de la terre est variable, peut aller jusqu’à des mois ou plus d’un an.

Les épreuves de vérités sont craintes vraiment par tout le monde, c’est pourquoi le règlement sous l’arbre à palabre est privilégié, ou même le recours à l’administration territoriale.

II - L’INTERVENTION SUBSIDIAIRE DE L’ADMINISTRATION DANS LA GESTION FONCIERE

L’intervention de l’Etat et des ses services dans la gestion foncière est très limitée. Dans le nord de la Côte d’Ivoire, la gestion coutumière des terres constitue la règle, l’Etat s’y immisce exceptionnellement. Plus précisément c’est à l’occasion des conflits, c'est-à-dire si aucune solution n’a été trouvée entre les chefs coutumiers au niveau du village, que l’administration territoriale est souvent sollicitée, ce qui lui donne une compétence résiduelle en la matière.

Il faut préciser que l’administration ne s’autosaisit jamais, du moins rarement, des problèmes qui se posent dans la gestion foncière coutumière. Elle n’intervient que sur demande des acteurs concernés, tant que la gestion est paisible.

En tout état de cause, l’association de l’administration à la recherche de solution dans la gestion foncière coutumière a permis de restaurer partiellement la confiance entre une population qui a toujours été hostile à toute intervention étatique, à son administration territoriale.

De surcroît, il se développe maintenant un climat de collaboration ou de dialogue entre les chefs coutumiers et les services de l’Etat à l’occasion des règlements des conflits, même si ce phénomène est encore timide. Avant d’illustrer cette collaboration à partir de quelques exemples, il convient d’abord d’exposer la stratégie d’intervention de l’administration territoriale.

II-1 L’AMBIVALENCE DE LA DEMARCHE DE L’ADMINISTRATION TERRITORIALE DANS SON INTERVENTION

Cette ambivalence ressort du simple fait que l’administration a parfois recours à son autorité, alors que dans d’autres, elle est obligée d’utiliser la négociation. Dans le premier cas, on assiste à une confrontation entre la loi et la coutume, dans le deuxième c’est plutôt la stratégie de la persuasion.

II-1-1 Quand l’administration veut s’imposer par la loi

Une fois le sous préfet ou le préfet sont saisis d’un conflit foncier, un problème se pose. C’est que pour la plupart du temps ces conflits trouvent leur origine dans le droit coutumier, alors que l’administration est censé veiller à l’application de la règle de droit étatique. La problématique principale devient dès lors : quelle règle de droit l’administration doit appliquer ?

L’administration n’hésitait pas à recourir à la loi dans des conflits qui se posent en terme de régime de droit coutumier. Ainsi dans le conflit relatif à la dîme, présenté à la sous préfecture de Korhogo en 1990 (voir infra), le sous préfet d’une manière catégorique, a appliqué la loi qui interdit le versement de la dîme dans les tractations foncières, tout en précisant sa mission de veiller à la bonne application des lois de la république.

L’application systématique de la loi peut présenter un inconvénient. Cela parait contradictoire de faire recours à la loi dans un conflit qui trouve sa source dans le droit coutumier, ce dernier étant la référence absolue des parties. Une telle attitude rappelle la période coloniale, où le colon n’avait pour seule référence son droit. La réalité sociologique des parties rend en permanence inadaptée la décision de l’administration territoriale qui devient très vulnérable.

Les parties peuvent faire semblant de l’accepter devant l’autorité en raison de la crainte qu’elle inspire, mais une fois au village, le problème peut resurgir. La non prise en compte des réalités de part et d’autre a été à l’origine de nombreux échecs de tentatives de règlement de conflit. La sentence de l’autorité administrative était souvent tenue en échec. Il n’est pas rare de voir des conflits supposés déjà réglés par l’autorité administrative, revenir sur sa table (on dit que les sénoufos sont récalcitrants) parce que la solution tirée d’une application systématique des textes est inadaptée aux réalités coutumières.

A la veille de chaque saison de pluie, beaucoup de conflits déjà tranchés resurgissent.

Tirant les conséquences de cette intervention autoritaire souvent dénuée d’effet par la résistance des populations, l’administration n’hésite plus aujourd’hui à chercher la solution des problèmes fonciers qui lui est posés dans la coutume. La loi officielle est inopérante. Les sous préfets qui sont généralement saisis en ultime recours, font intervenir d’autres critères qui sont de l’ordre de l’équité et du consensus dans le règlement des conflits qui leur sont soumis, reléguant ainsi la loi au second plan. Lors d’un entretien, un sous préfet nous a fait savoir qu’en matière de règlement de conflit au niveau préfectoral, il faut prendre en compte les réalités coutumières, telle que la cosmogonie et l’organisation sociale des sénoufos. Toujours selon ce représentant de l’Etat, l’astuce pour trouver un compromis serait plutôt de dialoguer, de persuader les acteurs.

Les notions d’équité et de tolérance sont maintenant présentes dans la démarche de l’administration en matière de gestion des conflits. Par exemple, lors des conflits relatifs à une utilisation prolongée d’un droit d’usage, le sous préfet s’arrange pour qu’aucune partie ne soit lésée. Ainsi, même si la terre doit être restituée, il demande au propriétaire de céder une petite partie à l’ancien occupant pour qu’il puisse assurer sa survie, ce-ci au nom d’une solidarité villageoise. On ne peut prendre cette démarche pour règle générale dans la zone, mais elle nous permet au moins de se rendre compte des mutations qui ont affecté la stratégie de l’administration qui a toujours été autoritaire.

Une démarche originale du sous préfet de Korhogo lors de l’arbitrage auquel on a assisté, a consisté à appeler les parties en conflit à dialoguer entre eux-mêmes pour aboutir à un compromis. Il rappelle que c’est au nom de la solidarité et des liens de voisinage qui les lient qu’il leur fait confiance, d’où l’application de l’adage selon lequel " le linge sale se lave en famille ". Ce n’est pas que le sous préfet n’a pas les arguments nécessaires pour s’imposer autoritairement en tant que représentant de l’Etat, mais il tient à ce que la stabilité du climat social dans ce village soit préservée. La solution élaborée par les acteurs eux-mêmes présente plus de garantie et d’effectivité que celle imposé à partir de l’extérieur du groupe

II-1-2 Le recours à la négociation

Nous allons illustrer la démarche de l’administration consistant à recourir à la négociation, en faisant recours non pas aux conflits fonciers, mais à une opération de lotissement et de remembrement qui a été initiée dans la sous préfecture de Tioroniaradougou, qui abrite en même temps une commune du même nom.

Il faut signaler que le gouvernement de la Côte d’Ivoire avait entrepris une politique de communalisation bien avant la nouvelle réforme de 2002 sur la décentralisation. Dans le but de moderniser les villages, ce mouvement de communalisation consiste à regrouper un ensemble de village en commune avec un chef lieu, qui est en général le village centre.

Ce souci de modernisation pousse ces communes à mettre en place des programmes d’aménagement de l’espace à travers les opérations de lotissement.

L’opération de lotissement pose moins de problèmes en zone urbaine qu’en zone rurale où l’attachement à la terre est très fort, et que ces nouvelles communes ne disposent pas de moyens suffisants pour indemniser les pertes de propriété occasionnée par une telle opération. En principe, la commune en tant que personne morale de droit public, peut user de prérogatives de puissance publique telle que l’expropriation à des fins d’utilité publique ou au droit de préemption. Mais de tels instruments juridiques ne saurait aboutir dans une zone où la coutume est encore vivace, la terre présentant toujours une valeur sociale. La négociation est toujours recommandée.

L’exemple de Tioroniaradougou est intéressant dans la mesure où l’opération de lotissement a été menée conjointement par la sous préfecture et la mairie. Il faut souligner que le sous préfet exerce une tutelle très forte sur le maire. L’étroite collaboration entre le sous préfet et le maire dans le cadre d’une décentralisation imparfaite donne de l’importance au choix porté sur Tioroniaradougou pour illustrer les stratégies de négociation entre autorités coutumières et autorités étatiques.

A l’origine de l’opération, le maire avec la collaboration du sous préfet, a organisé des séances de consultation avec les chefs de terre pour les mettre au courant de la volonté de la commune de procéder à un lotissement des villages qui va exiger une concession de la part des propriétaires terriens. Le projet a été quand même difficilement concevable par les chefs de terre, par crainte de perdre une partie de leur propriété. Mais les avantages que peut procurer une telle opération ont fini par les convaincre (accès à l’eau potable, accès à l’électricité, aménagement d’infrastructures routières…).

A l’occasion, des lots de parcelles ont été remembrés avec accord des chefs de terre et des chefs de famille, destinés à être réaffecté aux membres de la commune demandeurs. Les terres destinées au remembrement se trouvent à la frontière entre le périmètre communal et les champs de brousse. La condition du remembrement a été que les propriétaires terriens auront droit à deux lots de parcelles, un pour les simples demandeurs. Une telle clause a été bien acceptée par la commission foncière dirigée par le sous préfet. Les demandes de parcelles sont reçues au niveau de la mairie, mais la décision d’affectation revient en dernière instance au sous préfet.

La portée d’une telle opération de lotissement et de remembrement est que toute personne appartenant à la commune peut prétendre à une affectation dans la limite des parcelles disponibles. On peut dire que l’accès est plus démocratique.

Cette opération a permis de purger quelques terres du régime de droit coutumier vers un mode de gestion moderne. Les personnes bénéficiaires de lot doivent payer des frais de bornage. Ce qui permet aussi à la commune de bénéficier de rentrées de fonds. Ces parcelles seront certainement grevées dans le futur de la taxe foncière au profit de la commune. Si le bornage n’a pas été requis au-delà d’un certain temps, le terrain peut être retiré et réaffecté à un autre demandeur. Le bornage est une étape vers l’immatriculation qui permet d’établir définitivement la propriété sur le terrain.

Ainsi, le remembrement a permis de passer de manière subtile d’une propriété communautaire des terres à la propriété privée et individuelle.

Cependant des velléités se manifestent au niveau de la commune de Tioroniaradougou, venant de certains chefs de terre qui réclament beaucoup plus de parcelles dans l’opération sous prétexte qu’ils ont des familles nombreuses.

Les opérations de lotissement commencent à avoir une ampleur réelle dans les villages du nord. Au titre de l’année 1998, cinq villages des vingt deux que compte la commune de Tioroniaradougou ont réalisé leur projet de lotissement, trois autres sont en cours.

II-2 LA COLLABORATION ENTRE L’ADMINISTRATION ET LES AUTORITES FONCIERES COUTUMIERES

Etant incontournable dans la gestion foncière, les autorités coutumières font souvent l’objet de sollicitation par l’Etat, notamment à l’occasion d’élaboration de projets de développement. Ainsi l’opération de grande envergure intitulée Plan foncier Rural qui a permis de concevoir la réforme de 1998 portant création du domaine rural, a été une occasion pour services de l’Etat et structures coutumières de coopérer en vue de donner une plus grande lisibilité au droit coutumier.

Des structures intermédiaires entre l’Etat et autorités coutumières ont été crées, consacrées par la nouvelle réforme portant création du domaine rural. Il s’agit de commissions de gestion foncière installées au niveau villageois dont l’objectif, entre autres, est la démocratisation de l’administration foncière.

II-2-1 Le Plan Foncier Rural repose sur une démarche participative

En 1990, l’Etat ivoirien a lancé le grand projet de recensement des droits coutumiers dans le cadre d’un programme appelé Plan Foncier Rural. L’idée est partie d’un constat selon lequel la terre constitue un facteur de production rare et fait l’objet de beaucoup de convoitises et de prétentions qui dégénèrent le plus souvent en conflit. Ces conflits trouvent souvent leur origine dans le manque d’articulation entre le régime foncier étatique et celui coutumier. Le désir de sécuriser l’accès à la terre en vue d’apaiser les craintes des investisseurs a incité le gouvernement ivoirien par l’intermédiaire du Ministère de l’Agriculture et des Ressources Animales, a initié en 1990 l’opération pilote Plan Foncier Rural (PFR), suite à la décision du conseil des ministres du 21/12/1988.

Le PFR a procédé à des séances d’inventaire et de cartographie des terres, qu’elles soient individuelles ou collectives, à des enregistrements des ayants droits, ce, tant dans l’acceptation coutumière que moderne ; et surtout le PFR devait constater tous les droits qui sont exercés sur la terre, notamment les droits coutumiers.

Les autorités coutumières étaient incontournables pour la réalisation d’une telle opération. Toutes les composantes de l’espace local des villages concernés ont été sollicitées en vue d’effectuer un inventaire et un recensement des parcelles. Le recensement devait permettre de savoir qui est chef de telle terre, quelle famille occupe telle terre. Ce qui n’est pas une entreprise évidente compte tenu du caractère artificiel des limites des terres en pays sénoufo. On ne pouvait compter que sur la collaboration des différents chefs de terre pour pouvoir réaliser le projet.

A travers l’enquête démographique, tous les détenteurs de cultures et/ou de terre sont identifiés et ont fait l’objet d’une enquête foncière. Au cours de l’enquête foncière, les équipes du PFR ne relèvent que les limites indiquées par le paysan enquêté. Les limites sont définies de plein accord entre les membres du village. Le procès verbal n’est validé que lorsque les deux occupants voisins s’accordent sur son contenu. La procédure est contradictoire. En cas de contestation de limite, entre voisin, les équipes enregistrent à tour de rôle les limites indiquées par chacun des voisins. Il se dégage une zone d’intersection dite (zone litigieuse) qui est soumise à l’arbitrage des autorités locales. Le règlement se fait au niveau local, en l’absence même des équipes du PFR.

A l’occasion d’une séance de restitution, toutes les déclarations enregistrées sur les parcelles et les cartes élaborées sont exposées au village, en présence de toute la population.

L’originalité de la démarche du PFR trouve toute sa signification dans l’enregistrement du procès verbal d’enquête foncière : le paysan parle, on l’écoute et l’on écrit ce qu’il dit. Cette façon de procéder permet d’une part, d’accéder à l’information foncière coutumière en prise directe, et d’autre part, induit au niveau des paysans une responsabilisation qui leur permet de prendre pleinement conscience des enjeux de la formalisation du droit coutumier.

L’objectif du Plan Foncier Rural est d’après ses promoteurs, de moderniser les pratiques coutumières relatives à la gestion de la terre par une tentative de codification. Ce projet de codification de la coutume ressemble plutôt à des leurres dans la mesure où la loi de 1998 qui est une concrétisation formelle de cette opération donne un sursis à la coutume. Les populations sont invitées à s’adapter à une nouvelle réalité juridique. Les détenteurs de droits coutumiers doivent requérir un certificat foncier et procéder au minimum trois ans après, à une procédure d’immatriculation. Si le certificat foncier peut être établi au nom du groupe ou de la communauté, l’acte d’immatriculation ne peut l’être qu’au nom d’une seule personne. N’est ce pas une atteinte aux principes communautaire et collectif du droit foncier coutumier ? Il est évident que l’immatriculation individuelle de la terre va entraîner des bouleversements dans le fonctionnement du droit foncier coutumier, notamment aux prérogatives des chefs de terre.

Ainsi, est-ce que les chefs de terre auraient-ils collaborer avec le Plan Foncier rural s’ils savaient qu’une telle action allait compromette leurs prérogatives ou porter atteinte aux valeurs coutumières? Une chose est évidente, c’est que l’Etat n’a pas informé les populations sur le contenu et les aboutissements de la loi. Même s’ils ont bien apprécié l’action du Plan Foncier Rural, parce qu’elle devait mettre fin à certaines incertitudes (telle que les limites aléatoires des terres), il faut reconnaître que ces populations ignorent que l’immatriculation de la terre doit entraîner le paiement de taxes plutard (frais occasionnés par la demande d’immatriculation, les taxes relatives à l’utilisation du sol).

Paradoxalement, cette même loi a institué des comités de gestion foncière à un niveau villageois, au sein desquels peuvent s’exprimer les chefs coutumiers

II-2-2 Les comités villageois de gestion foncière et le souci de démocratisation

Les comités villageois de gestion foncière sont initiés avec la loi de 1998 portant création d’un domaine foncier rural. Ils constituent un dédoublement des comités de gestion foncière au niveau préfectoral et sous préfectoral. Le comité est institué par arrêté préfectoral. Leur mise en place est pilotée par la Cellule d’Appui à la Gestion Foncière Rurale qui est l’organisme de substitution au Plan Foncier Rural.

Le comité villageois est en principe paritaire. Il doit intégrer toutes les ethnies, toutes les catégories sociales sans distinction de sexe ou de race. La désignation de ses membres obéit à une logique endogène. C'est-à-dire les membres sont choisis par les populations elles-mêmes. La Cellule d’Appui qui assiste toujours à la première assemblée constitutive de ces comités, ne fait que coordonner et entériner les initiatives des populations. Après chaque réunion, un procès verbal est établi avec les noms des différents membres choisis par les villageois et leurs différentes responsabilités. C’est ce procès verbal qui servira à l’institutionnalisation du comité par un arrêté préfectoral.

Les attributions de ce comité sont en principe celles des chefs de terre. Il doit procéder à l’affectation et à la désaffectation des terres, apaiser les conflits, jouer un rôle de cohésion sociale.

Les comités sont entrain d’être installés progressivement selon un calendrier définit par la Cellule d’Appui à la Gestion Foncière Rurale. Mais on peut quand même faire un constat dès à présent à travers les villages dans les quels ces comités existent déjà, même s’ils ne sont pas encore tout a fait fonctionnel.

Le choix des membres obéit à la hiérarchie sociale de base. Le comité n’est qu’une reproduction de l’organisation sociale en matière de gestion foncière selon la coutume. Pour la plupart, le chef de terre est le président du comité. Les autres membres du comité sont souvent des héritiers présumés ou des personnes influentes du village.

Les comités mis en place dans les villages visités dans la sous préfecture de Korhogo, n’admettent pas en leur sein ni les femmes, ni les étrangers. Pour certains, le fait d’admettre des étrangers dans le comité peut être vu comme étant une crise d’autorité dans le village. Parce que l’étranger n’a pas un droit de parole, et ne peut en aucune manière participer au processus de prise de décision. Comme la gestion foncière constitue aussi une affaire de famille et de groupe lignagère, l’étranger doit se tenir à l’écart des problèmes de familles. Il ne doit pas percer ce mystère familial.

Donc, si ces comités de gestion doivent répondre à un souci de démocratisation de la gestion foncière au niveau villageois, il convient de reconnaître que leur organisation n’est pas très différente de ce qu’elle est selon la coutume. La seule différence qui n’est pas du tout déterminante pour l’instant, c’est le statut officiel dont bénéficient ces comités. Il faut leur laisser le temps de vivre un peu pour pouvoir analyser leur efficacité, même si des biais sont vites apparus dans leur formation.

CONCLUSION

L’analyse a prouvé que les structures coutumières sont plus que jamais présentes dans la gestion foncière dans cette partie nord de la Côte d’Ivoire. Du moins, elles sont incontournables dans le processus décisionnel en matière de développement dans le département de Korhogo. Ce -ci est d’autant plus vrai que l’administration territoriale nous a recommandé de prendre contact avec les chefs coutumiers les plus influentes dans le département pour pouvoir cerner tous les contours du régime foncier dans la zone.

Les tendances timides d’évolution de ce droit coutumier ne doivent pas nous pousser à une conclusion hâtive selon laquelle le droit coutumier est en train de disparaître. Au contraire le régime foncier coutumier est toujours vivants, l’administration aidant, malgré quelques assauts venant de la part des politiques.

Au vu de cette prééminence du droit foncier coutumier, il est à craindre que cette réforme introduite par la loi 98-750 du 23 Décembre 1998 portant création d’un domaine foncier rural ne puisse produire d’effets dans les jours immédiats. Le recensement des droits effectué par le Plan Foncier Rural auquel les populations ont adhéré, est insuffisant pour susciter déjà un certain optimisme en ce qui concerne le triomphe de la réforme. Il faut le rappeler, cette opération a été menée en toute ambiguïté (les paysans n’étant pas informé sur les réelles motivation d’un tel projet). Une étape doit d’abord être franchie d’abord, l’information des destinataires sur les tenants et les aboutissants de la réforme foncière entreprise par la deuxième république. C’est après seulement qu’on pourra s’apercevoir de ses chances de succès ou d’échec. En attendant, la coutume foncière récidive dans les sous préfectures de Korhogo et de Tioroniaradougou après avoir subi plusieurs assauts. Comme l’a souligné le Doyen Jean Carbonnier, " l’abrogation juridique ne coïncide pas toujours avec l’abrogation sociologique et la loi que le législateur a voulu supprimer peut très bien continuer à vivre, très vivante dans la conscience de l’individu ".